"La vie fraternelle" 1/5 Abondance 2019

Publié le par Père Maurice Fourmond

Abondance 2019

1er jour

 

 

Les mots autour de la fraternité

Pourquoi réfléchir particulièrement aujourd’hui sur la fraternité ?

 

 

1- Les mots autour de la fraternité

Dans la préparation à notre session, nous avons utilisé divers mots avant de les retrouver derrière le mot de fraternité. Nous avons parlé d’un « vivre ensemble », d’une nature humaine commune, du « bien commun », du plaisir partagé, de la réciprocité d’un amour heureux, des liens du sang, de la solidarité, de la notion d’appartenance (familiale, sociale, nationale). Ou encore pour le chrétien la foi en un même Père, Dieu et un même frère le Christ, nous sommes tous les membres de son corps.

 

Tous ces mots convergent sur les liens qui unissent les individus sur cette planète qu’on appelle Terre.

Le point de départ des liens qui unissent les êtres entre eux est double. D’abord, l’homme a besoin des autres pour exister. J’existe parce que je ne me suis pas donné la vie moi-même, mais je l’ai reçu d’autres que moi, de mes parents biologiques. Mon existence suppose qu’avant moi des êtres humains ont eu des relations entre eux ; l’acte de procréation suppose un lien entre deux individus. Mais au-delà l’homme a besoin des autres pour subsister dans l’existence. L’homme est un être social. De tous temps, il a vécu en groupe, celui-ci étant un élément essentiel pour la survie de l’individu et de l’espèce.

Ainsi, l’homme par nature est un être de relation. La relation avec les autres est un élément constitutif de la définition de l’humain.

Si tant de mots ont été créés pour définir ces relations en particulier inter-personnelles, c’est que la relation entre les humains peut prendre quantités de formes. Essayons d’en énumérer quelques-unes.

 

Nous disions que l’être humain a besoin des autres pour exister et survivre, cela à travers trois types de relation : l’acte de procréation qui assure la continuité de l’espèce ; l’acte de transmission qui permet une progression dans la maîtrise de l’environnement et enfin l’entraide qui permet le partage des compétences améliorant la situation de chacun dans un environnement difficile.

Il y a donc la relation amoureuse fondée à la fois sur le besoin sexuel de reproduction, sur le plaisir partagé et sur le sentiment de joie dans le don réciproque et gratuit. Il y a la relation en vue de transmettre à d’autres, en particuliers à ses enfants ce que nous avons nous-mêmes reçu. Beaucoup de psychologues pensent que la transmission est ce qui donne du sens à la vie. Il y a aussi le partage des compétences individuelles qui peut être entendu comme une entraide.

 

Cette relation d’entraide peut prendre le vocabulaire de la solidarité. Le vocabulaire de la solidarité ajoute à l’entraide la notion d’appartenance commune. L’appartenance est un lien reçu ou choisi qui nous inscrit comme « appartenant » à un groupe, une société déterminée. C’est ainsi que nous appartenons à une famille sur la base des relations de sang ou par une adoption. Dans ces deux cas, il y a la plupart du temps un lien très fort qui est le lien affectif même si ce lien peut être rejeté à un moment ou à un autre.

 

L’être humain est un être social. Nous pouvons appartenir à une société de différentes manières. Ce peut être en raison de la naissance dans un lieu déterminé, même si la notion d’appartenance peut être plus ou moins étendue : étant né en France, j’ai la nationalité française, mais je peux aussi me sentir européen ou de façon plus restrictive, normand ou bourguignon selon les ascendances paternelles ou maternelles. Mais je peux aussi choisir d’appartenir à une société ou un groupe en raison de tel ou tel objectif matériel ou spirituel ; je peux appartenir à une société de pêche, une société sportive ou à une société plus idéologique comme un parti politique, ou une mouvance intellectuelle ou spirituelle.

Les chrétiens à partir de la Révélation ont compris qu’il existait un autre type de lien entre les humains dans la mesure où ils croient en un Dieu, Père de tous les humains. L’apôtre Paul développe aussi un lien de fraternité à partir de la symbolique des membres d’un même corps. Nous développerons cette dimension spécifiquement chrétienne demain matin.

 

Tous ces liens d’appartenance se situent dans des groupes ou sociétés qui, pour exister, établissent des règles d’appartenance permettant une bonne régulation du groupe ou de la société. Tous ces liens s’expriment à travers des échanges, à travers un partage qui devrait construire une vie heureuse. Le partage se concrétise dans une réciprocité qui construit une vie commune heureuse. Avec le développement des sciences humaines, la notion de réciprocité s’est approfondie permettant de trouver un certain équilibre personnel et un certain bonheur. Toutefois, la notion de réciprocité ne devrait pas fonctionner comme un devoir, mais comme le fruit heureux de l’échange. Nous y reviendrons tout à l’heure, souvent la réciprocité refuse la gratuité : il faut « rendre la politesse », il « faut » rendre à l’autre si possible autant qu’il m’a donné autrement je suis son « débiteur », je lui « dois » quelque chose, je dépends de celui qui m’a donné !

Toutes ces façons d’exprimer des relations qui peuvent être heureuses et équilibrées, trouvent dans le mot « fraternité » son expression la plus profonde et la plus ouverte sur l’avenir.

 

2 - La fraternité n’est pas spontanée, pourquoi ?

La fraternité n’est pas spontanée, nous constatons au contraire l’attitude du chacun pour soi, de l’égoïsme, de l’égocentrisme, revendiquée par toute une part de nous-mêmes. Pourquoi ?

Si la relation est constitutive de toute vie humaine, la peur de l’autre est tout autant constitutive de l’homme. Cela fait partie de la nature humaine de vouloir maîtriser sa vie. C’est pourquoi, dépendre de l’autre est vécu à la fois comme nécessaire et en même temps contraire à notre désir de toute puissance. Nous savons que « dépendre » d’un autre limite notre désir de tout contrôler ; pour réaliser ce que je souhaite, je m’aperçois que je ne peux le réaliser tout seul, j’ai besoin de l’autre. Plus encore, dépendre d’un autre nous livre à sa merci. Or cela est inacceptable sauf si cette dépendance est animée par une nécessité vitale ou, mieux encore, par un amour authentique. Les croyants monothéistes se réfèrent à la Genèse qui, sous forme de mythe, traduit ce désir de l’homme dans le récit de la chute originelle. La remarque pernicieuse du serpent : « vous serez comme des dieux », ne fait qu’exprimer cette aspiration de l’homme à vouloir supprimer ses limites, à vouloir tout maîtriser indépendamment d’une aide par autrui. Ainsi le premier obstacle à la relation fraternelle est le désir de construire seul sa vie : je n’ai pas besoin de l’autre, dire que j’ai besoin de l’autre me montre mes limites et je me sens frustré dans mon désir de toute puissance.

 

Mais il est une autre raison de la difficulté à vivre la fraternité par peur de l’autre. La peur vient de nos différences, de ce que je ne suis pas et que j’ai du mal comprendre. J’ai du mal à accepter que l’autre soit différent de moi, même si ma raison et mon expérience me disent au contraire la richesse de la différence. La différence fait peur parce qu’elle nous place devant l’inconnu, un inconnu qui, par définition échappe à ma main mise. Ce qui veut dire que toute relation avec l’autre comporte toujours un risque, mais aussi une ouverture sur mon bonheur et le bonheur de l’autre.

Aujourd’hui, la différence est accentuée par le brassage des populations. La mondialisation a entraîné un brassage de populations et d’individus jamais réalisé auparavant. Autrefois, on vivait avec des personnes qui avaient un lien historique avec nous, nous avions tous été baignés dans une même culture, même s’il ne faut pas exagérer les solidarités crées par les liens de l’histoire. Indépendamment des luttes internes, la guerre entre les peuples n’a cessé de faire des ravages dans notre monde, créant des inimitiés et des sentiments de vengeance que le temps avait du mal à atténuer.

 

Aux différences de cultures, il faut ajouter les différences de statut social. Pendant longtemps, ces différences de statut étaient vécues comme normales, comme un fait qu’il fallait accepter. Aujourd’hui les statuts considérés comme inférieurs sont ressentis comme une injustice. Certes ces différences de statut ont existé depuis toujours. L’histoire de l’humanité le démontre sans peine. Comment ne pas penser à la différence de statuts entre esclaves et hommes libres qui a marqué la plupart des cultures et que l’on retrouve dans notre monde occidental romain ; voir la lettre de Saint Paul à Philémon à propos de son esclave Onésime. Pensons aux castes qui séparent le monde dans la culture en Inde. Rappelons-nous le temps qu’il a fallu aux soi-disant civilisés occidentaux pour reconnaître l’humanité des Indiens d’Amérique et la fameuse controverse de Valladolid en 1550 avec la défense des Indiens par Bartolomé de Las Casas. Vous connaissez l’histoire : lorsqu’au début du XVIe siècle, les Espagnols mirent le pied sur le sol des Amériques, ils réduisent les Indiens en esclavage. Christophe Colomb (mort en 1506) écrivait : « Ils feraient de bons serviteurs. Avec cinquante hommes, on pourrait les asservir tous et leur faire faire tout ce que l'on veut ». Plus tard, Bartolomé de Las casas fut un de ces colons qui abusaient des Indiens. Ordonné prêtre, un jour qu’il célébrait la Messe, il prit conscience que le corps du Christ qu’il célébrait était le corps de indiens qu’il avait réduits en esclavage. Il refusa dès lors de célébrer la Messe, puis il repartit en Espagne pour défendre la cause des indiens. C’est la controverse de Valladolid en 1551.

 

Les différences de statuts perdurent aujourd’hui encore comme le statut de la femme dans certaines cultures, réduisant la femme à son rôle de mère et de servante.

J’ai moi-même été le témoin de ces différences de statut au Sénégal, en pays Sérère, où certaines personnes, les « griots » reconnus dans le village comme des musiciens, des conteurs, étaient mis à part du reste de la population avec, par exemple, l’interdiction d’être mis en terre après leur mort ; le cadavre était mis non pas en terre mais dans le tronc creux d’un baobab. Et même lorsque le christianisme s’est implanté dans ce village, il fallut avoir une place spéciale au cimetière pour les griots.

 

Aujourd’hui les différences de statuts existent toujours même dans nos pays dits civilisés : les sociologues font la différence entre les manuels et les intellectuels encore que la considération vis-à-vis de ces catégories sociales a profondément évolué. On parle toujours de la différence entre les riches et les pauvres.

Ces différences de statut social organisaient la société, interdisant par exemple des mariages entre catégories différentes. On est loin de la fraternité.

À côté des différences de statut social, un des obstacles à la fraternité est la difficulté de s’entendre sur ce qui est important pour un vivre ensemble heureux. Les désirs, les convictions, les envies opposent les gens, créent des frustrations qu’il est souvent difficile de contrôler. Certes cela n’est pas nouveau depuis le meurtre d’Abel par Caïn, mais les risques de conflits entre individus comme aussi planétaires sont plus graves aujourd’hui qu’hier.

 

En opposition avec ce qui vient d’être dit, si on prend davantage conscience aujourd’hui de la différence entre les hommes, on prend conscience en même temps de la nécessité d’une vie commune à l’échelon de la planète ; on prend de plus en plus conscience que nous sommes dépendants les uns des autres. Déjà, nous voyons bien les difficultés pour construire une Europe vivable et à plus forte raison fraternelle ! Trouver des règles communes est très difficile et suppose un fondement anthropologique commun. Où trouver ce fondement anthropologique ? Dans une vision commune de la notion d’humanité, de ce qu’est l’humain ? Dans la mise en œuvre de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ? Mais cette dernière n’est pas acceptée par la moitié de l’humanité. Dans des intérêts communs, mais lesquels et sont-ils suffisants pour créer la fraternité ?

 

On constate que l’intérêt de la personne ou du groupe est l’élément déterminant pour initier la volonté de s’entendre, et cela est encore loin de la fraternité. Même des personnes de très grande qualité humaine comme Robert Schuman, Konrad Adenauer et Alcide De Gasperi, pour éviter une nouvelle guerre, ont promu la « Communauté européenne du charbon et de l’acier » (CECA) avec le traité de Paris de 1951 entré en vigueur le 23 juillet 1952 pour une durée de 50 ans, mais cette entente européenne était encore fondée sur un intérêt commun.

On constate aujourd’hui encore, malgré des bonnes volontés réelles, que le « vivre ensemble » est marqué moins par une recherche commune de l’humain que selon des raisons financières, de profit. Or la fraternité ne peut se vivre que dans la gratuité.

 

3 - Fraternité et gratuité

Nous venons de le montrer, un obstacle majeur à la fraternité est que nous vivons l’échange dans le registre de l’intérêt. Certes l’intérêt personnel est normal. Il est normal que je trouve mon intérêt dans les relations avec les autres. L’intérêt est-il incompatible avec la gratuité ?

Peut-être faut-il s’entendre sur la notion d’intérêt. Autre est ce que je recherche dans l’échange et autre ce que je reçois de fait dans l’échange. Si mon intérêt est ce que je recherche, nous sommes loin de la gratuité. En revanche, être heureux et satisfait parce que je sais que l’échange va enrichir ma vie, savoir que je suis « intéressé » par cet échange, n’empêche nullement cet échange d’être gratuit.

Nous revenons à la même peur de la relation : la gratuité risque de me donner le sentiment de dépendre de l’autre en raison de la gratuité de son acte. Je ne comprends pas la gratuité tant que j'ai le sentiment de dépendre de l’autre, de lui devoir quelque chose. Accepter de donner et de recevoir « pour rien » est difficile mais c’est ce qui apporte la joie la plus profonde. Je pense que la fraternité, dans sa dimension la plus grande relève de cet échange gratuit.

 

Devant la difficulté à trouver des critères communs qui justifient et fondent une fraternité, il convient de chercher le fondement d’un vivre ensemble heureux dans des motifs spirituels ou religieux. C’est ainsi que la foi chrétienne, entre autres choses, est à même d’apporter à l’humanité des raisons d’un vivre ensemble heureux ou tout au moins un chemin pour améliorer les relations entre les hommes.

Publié dans Conférences

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