"La vie fraternelle" 3/5 Abondance 2019

Publié le par Père Maurice Fourmond

Abondance 2019

3e jour

 

 

Les préalables à toute vie fraternelle.

 

Pour vivre une vie fraternelle, il convient de prendre conscience qu’il y a un certain nombre de conditions sans lesquelles nous risquons fort de passer à côté de ce que représente une vie fraternelle. Ou encore, vivre la fraternité implique une réelle « conversion » pour les raisons que nous avons évoquées précédemment.

Essayons de mettre en lumière ces conditions préalables, la conversion que demande la fraternité. Elles sont à vivre selon deux dimensions : par rapport à la relation avec l’autre et aussi par rapport à ce que nous sommes avec nous-mêmes.

 

1 - Par rapport à la relation avec l’autre

Nous avons déjà, dans notre première matinée énuméré les obstacles à la vie fraternelle. Je voudrais les reprendre ici plus concrètement, en montrant le travail quotidien exigé pour vaincre ou diminuer ces obstacles.

Je vois quatre prises de conscience indispensables pour vivre la fraternité.

 

a) Sortir de soi.

Nous avons tous à un moment ou à un autre la tentation du repli sur soi, que ce soit au niveau individuel ou collectif, de la personne, de la société ou de l’Église.

La cause du repli sur soi est principalement la peur. Nous en avons déjà parlé, j’ai peur de l’autre, du bouleversement qu’il peut introduire dans ma vie, des risques de l’ouverture, risques de ce que cela va exiger de moi ou de mon groupe, de ce que je peux perdre.

Or la Révélation nous dit le contraire : Dieu a pris le risque de sortir de lui-même pour entrer dans l’aventure humaine en Jésus de Nazareth. Jésus a pris le risque de sortir du village de Nazareth pour répondre à sa vocation d’envoyé de Dieu et cela jusqu’à accepter sa condamnation et sa mort injuste.

Sortir est une constance dans toute la Bible depuis Abraham : « Le Seigneur dit à Abram : "Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, et va vers le pays que je te montrerai." » (Gn 12, 1). La vocation d’Abraham l’oblige à prendre le risque de quitter ce qu’il connait pour s’ouvrir sur autre chose, pour s’ouvrir sur l’inconnu. C’est aussi toute l’aventure du peuple de Dieu sous la conduite de Moïse comme l’exprime la sortie d’Égypte : « Maintenant donc, va ! Je t’envoie chez Pharaon : tu feras sortir d’Égypte mon peuple, les fils d’Israël » (Ex 3, 10). Nous savons que la peur de manquer a poussé le peuple élu à regretter d’être sorti d’Égypte : « Les fils d’Israël leur dirent : « Ah ! Il aurait mieux valu mourir de la main du Seigneur, au pays d’Égypte, quand nous étions assis près des marmites de viande, quand nous mangions du pain à satiété ! Vous nous avez fait sortir dans ce désert pour faire mourir de faim tout ce peuple assemblé ! » (Ex 16, 3).

Quitter ses habitudes, sortir d’une situation bien installée pour s’ouvrir à l’inconnu, pour prendre le risque de la vie, est une conversion difficile. C’est pourtant la condition même de la vie : si le fœtus restait dans le ventre de sa mère, il ne s’ouvrirait pas à la vie, à sa vie, même si quitter le ventre maternel est une aventure risquée et même douloureuse. Certaines réactions dans nos vies se rapportent à la nostalgie du ventre maternel où nous étions en sécurité, mais où cette sécurité empêchait un véritable développement de notre personne. Cette forme de sécurité est mortelle car elle est en contradiction avec la vie qui est sans cesse en évolution, confrontée à des événements imprévus. Le risque est un élément constitutif de la vie. Ainsi, développer ce que je suis demande de quitter sans cesse la sécurité du moment pour m’ouvrir à une autre richesse qui va bousculer le rythme sécurisant de ma vie. Prendre le risque de quitter les jugements hâtifs, les a priori, les habitudes pour affronter l’autre, l’inconnu est une condition nécessaire pour vivre la fraternité.

 

b) J’ai besoin des autres et que les autres ont besoin de moi

C’est refuser d’être auto-suffisant. Certes, l’expérience quotidienne le montre avec évidence, mais nous avons du mal à accepter de dépendre des autres. Nous avons l’impression que c’est une atteinte à ma liberté de choix. Nous avons du mal à accepter d’être limités. Nous avons à découvrir que choisir n’est pas seulement, ni sans doute d’abord fabriquer le chemin, mais la plupart du temps, assumer librement ce que la vie nous impose. On pense parfois que le choix consiste à être placé devant deux propositions et qu’il suffit d’orienter sa volonté vers l’une des deux pour pouvoir parler d’un choix libre. Or la vie est autre, nous sommes très souvent placés devant des situations que nous n’avons pas provoquées ; il s’agit donc non pas de choisir entre deux propositions, mais de choisir entre assumer ou subir la situation qui s’impose à nous. Le choix n’est pas entre deux situations mais le choix est entre deux attitudes face à une situation que nous n’avons pas choisie. Le choix libre consiste alors à refuser de subir et donc d’assumer ce que je ne peux pas éviter. Est-ce à dire que toutes les situations me sont imposées ? Évidemment non, mais celles que j’ai créés sont très restreintes à côté de celles que la vie m’impose.

Prendre aussi conscience que les autres ont besoin de moi. Nous avons parfois un sentiment contraire, soit que nous pensons l’autre comme suffisamment autonome, pouvant se suffire à lui-même, soit la plupart du temps que nous nous estimons incapables d’aider les autres. Il y a donc un double jugement à faire : d’une part un discernement sur la réalité de la situation de l’autre sur son besoin réel, et d’autre part un regard modeste mais vrai sur nos propres capacités.

Reconnaître le besoin de l’autre est une question de regard. Je peux tout à fait passer à côté de la détresse de mon voisin, soit parce que j’ai d’autres préoccupations, soit en raison d’un mauvais discernement, soit par indifférence. Être une femme ou un homme ouvert demande cette attention à l’autre, exige un regard ouvert et lucide mais aussi une certaine empathie : ce qu’est l’autre m’intéresse, me touche, même si j’ai le sentiment que je suis impuissant à le secourir. C’est exactement l’attitude du bon Samaritain de l’Évangile. Alors que le prêtre et le lévite ont vu le blessé sur la route et sont passés à côté : « Par hasard, un prêtre descendait par ce chemin ; il le vit et passa de l’autre côté. De même un lévite arriva à cet endroit ; il le vit et passa de l’autre côté », un étranger, un Samaritain « qui était en route, arriva près de lui ; il le vit et fut saisi de compassion. Il s’approcha, et pansa ses blessures en y versant de l’huile et du vin ; puis il le chargea sur sa propre monture, le conduisit dans une auberge et prit soin de lui. » (Lc 10, 31-34). La suite du récit nous montre que ce samaritain va aller jusqu’au bout du service du blessé.

Une autre raison qui peut m’empêcher de rendre service est un sentiment d’incapacité ou encore une mésestime de soi-même : je suis nul et je suis incapable de soutenir l’autre dans sa détresse. Il est vrai que nous nous sentons bien démunis devant tant de misères dans le monde. Toutefois, il est toujours possible de faire quelque chose, même très modeste. C’est l’histoire du colibri : au bord de la mer un incendie ravage une forêt ; un colibri devant ce désastre va jusqu’à la mer et prend dans son bec un peu d’eau qu’il va laisser tomber sur l’incendie. Certains se moquent de lui : qu’est-ce que cela devant l’incendie, ton geste est inutile. Et le colibri de répondre : « peut-être, mais j’ai fait ce que je devais faire. »

 

c) Comprendre que chacun a des richesses qui peuvent être partagées.

C’est encore une transformation du regard qui est demandée. Reconnaître que l’autre a des richesses personnelles, des richesses intérieures et des richesses de capacités et de dons qui, partagées, me feraient grandir. Souvent, notre regard sur l’autre est négatif, soit que nous ne le voyons que sous un jour défavorable, selon ses défauts ou ses manques, soit au contraire que nous l’estimions si élevé, nous dépassant tellement, que nous nous sentons incapables de recevoir quelque chose de cette personne : « il ne peut pas s’intéresser à moi ! » ou « il a trop de choses à faire »... Il nous est donc demandé d’avoir un regard à la fois humble et positif.

Chacun a des richesses, même si elles ne sautent pas aux yeux. Il convient donc de les découvrir. Pour cela il nous faut abandonner nos a priori pour avoir un regard neuf, le regard qu’avait Jésus sur ceux qu’il rencontrait. Lorsque Jésus traversant Jéricho aperçoit un homme qui le regarde passer du haut d’un arbre ; il sait que c’est le chef des collecteurs d’impôts du village, détesté de tous. Pourtant son regard va au-delà de l’homme collaborateur de l’ennemi et voleur, il voit un homme qui cherche et Jésus va lui offrir son amitié : « Zachée, descends vite : aujourd’hui il faut que j’aille demeurer dans ta maison. » (Lc 19, 5). La conversion de Zachée montre la richesse qu’il avait dans son cœur, richesse de détachement et d’ouverture aux pauvres, richesses que seul Jésus a perçues.

Pour vivre une vraie fraternité, il convient d’abandonner nos a priori, nos jugements sur l’apparence pour croire à la richesse de l’autre et à sa capacité de changer au moins un peu sa manière de vivre. Et en même temps croire que l’écouter, entendre ce qu’il dit, va m’enrichir.

 

d) Tout ce qui précède peut se résumer dans cette prise de conscience : je suis responsable de mon frère. Nous en avons déjà parlé dans notre seconde rencontre, lorsque nous avons rappelé que dès le départ de l’humanité, la vie fraternelle a été difficile avec le meurtre d’Abel par Caïn. Rappelons-nous la réponse de Caïn à la question de Dieu : « Le Seigneur dit à Caïn : "Où est ton frère Abel ?" Caïn répondit : "Je ne sais pas. Est-ce que je suis, moi, le gardien de mon frère ?" » (Gn 4, 9).

Mais, que veut dire « être responsable de son frère ? » Responsable vient du latin respondere, « répondre de » : j’ai à répondre de toi devant quelqu’un ; les liens qui nous unissent font que j’ai à porter une part de responsabilité sur ce que tu fais si tu dois passer devant le juge. Ce que tu fais a quelque chose à voir avec moi, avec ce que je dois t’apporter.

Ainsi, être responsable de son frère demande une prise de conscience forte du lien qui nous unit entre nous, une prise de conscience que ma vie est liée à celle de l’autre et donc que j’ai à tenir compte de l’autre pour l’équilibre de ma vie et l’équilibre de la société. Prendre conscience que l’aide mutuelle est aussi une exigence morale qui a nom responsabilité. Nous le comprenons facilement lorsqu’il s’agit de personnes qui nous sont proches, parents, enfants, amis. Par contre, j’ai à opérer cette conversion du cœur qui me fait prendre conscience que je suis solidaire au-delà des personnes qui me sont familières.

Être responsable de son frère, c’est être touché par ce qui lui arrive en bon et en mal. Être touché, c’est-à-dire compatir, « pâtir avec ». Nous en reparlerons demain.

Venons-en aux conditions pour une vie fraternelle par rapport à ma propre vie.

 

2 - La vie fraternelle demande d’avoir une vie personnelle juste

Pour cela, trois points me semblent nécessaires.

 

a) Être à l’aise avec soi-même

Nous connaissons la parole de Jésus regroupant deux exigences de l’Ancien Testament : aimer Dieu de tout son cœur et aimer son prochain comme soi-même : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. Voilà le grand, le premier commandement. Et le second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. De ces deux commandements dépend toute la Loi, ainsi que les Prophètes. » (Mt 22, 37-40). Le « comme soi-même » nous renvoie au regard que nous portons sur nous-mêmes. Tous les psychologues disent que pour aimer l’autre, il convient de s’aimer un peu soi-même, d’avoir un minimum d’estime vis-à-vis de soi-même. Un regard trop négatif sur soi empêche toute communication et provoque le repli sur soi.

Pour garder un certain amour de soi, il conviendrait de nous rappeler comme croyant que nous sommes précieux aux yeux de Dieu et que Dieu a de l’estime pour nous, qu’il a de la confiance au point de nous confier sa propre vie, sa propre mission. Notre estime sur nous-même vient de ce qu’on est estimé, non seulement ni d’abord des autres humains, mais de Dieu qui nous connait mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes et qui sait à la fois ce qu’il y a en nous de beau et de bon comme aussi nos faiblesses, mais celles-ci n’enlèvent rien au regard bienveillant que Dieu porte sur nous. Alors sous ce regard de Dieu il nous est possibles de nous regarder nous-mêmes avec suffisamment de bienveillance et cela ouvre notre cœur à la fraternité.

 

b) Savoir se remettre en question

Il ne peut pas y avoir de fraternité sans la remise en question de nos propres jugements, a priori, de nos ressentis négatifs. Rappelons-nous les exemples que nous avions donnés hier dans la Bible avec Caïn ou les frères de Joseph. Remettre en question nos jugements sur l’autre est nécessaire pour qu’une confiance puisse s’établir. Beaucoup de ruptures dans un couple ou entre amis sont dues à la difficulté chez l’un ou l’autre de se remettre en question devant un conflit. Nous avons la fâcheuse tendance à globaliser, à considérer comme absolus, comme définitifs nos jugements, en oubliant que les êtres sont complexes et en perpétuelle évolution. Nous avons tendance à oublier qu’à côté de ses déficiences, de ses manques, de ses fautes, l’autre a aussi des aspects positifs qu’il convient de reconnaître pour ouvrir notre cœur à la fraternité et pour cela, accepter de réviser nos jugements.

 

c) Accepter de se voir dans la vérité

Enfin la fraternité ne pourra naître et durer que dans un effort de vérité. Se situer en vérité est un objectif permanent simplement pour vivre « bien ». Le mensonge est toujours source de trouble, de mal être, fausse toute relation. Par contre l’effort de vérité ouvre toujours un chemin même si ce chemin est difficile car la vérité est souvent difficile à accepter.

En quoi peut consister un effort de vérité ? C’est la recherche d’une certaine objectivité, c’est cet effort de cohérence entre ses comportements et ses paroles, cohérence par rapport à ses convictions, c’est la reconnaissance paisible de ses lacunes, de ses limites et même de ses fautes, c’est cette certitude que notre vie est un chemin et que rien n’est absolument définitif, en tous cas pas n’empêche pas de se remettre devant l’essentiel de notre vie.

Publié dans Conférences

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