"La vie fraternelle" 2/5 Abondance 2019

Publié le par Père Maurice Fourmond

Abondance 2019

2e jour

 

 

La fraternité dans la Bible

 

Aujourd’hui, nous voudrions ouvrir la Bible afin d’y trouver des fondements à la fraternité humaine et des chemins pour tenter de la mettre en œuvre autour de nous. Certes la Bible nous montre peu d’exemples de fraternité réussie, mais elle ouvre notre esprit sur les raisons de construire une réelle fraternité entre les hommes et les conditions exigées pour le faire.

 

1 - L’humain créé à la ressemblance de Dieu

Le fondement premier de la fraternité dans la Bible se trouve dans les premiers chapitres de la Genèse en particulier le premier où il est dit que l’humain est créé à la ressemblance de Dieu : « Dieu dit : "Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance. Qu’il soit le maître des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, des bestiaux, de toutes les bêtes sauvages, et de toutes les bestioles qui vont et viennent sur la terre." Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, il les créa homme et femme » (Gn 1, 26-27). Il y a donc en toute personne humaine quelque chose de divin, quelque chose qui l’apparente à Dieu. Il y a en chaque personne humaine comme un « gène » divin qui fait que tous nous pouvons dire en vérité que nous avons une origine commune, Dieu.

De là nous pouvons tirer deux conclusions. La première est qu’il y a un lien entre tous les êtres humains qui déborde le seul fait d’avoir des molécules semblables, c’est notre ressemblance divine, comme on dit que deux frères ou sœurs se ressemblent. L’autre conclusion vient de la révélation chrétienne selon laquelle Dieu est, dans son être même, « amour ».

Or si Dieu est essentiellement l’amour même, s’il se définit dans des relations aimantes, on peut en conclure que tous les êtres humains créés à sa ressemblance, ont une capacité pour construire entre eux des relations d’amour vrai et donc des relations de fraternité.

 

2 - Une fraternité menacée

Mais cette annonce d’une fraternité possible, en genèse, désirée, est aussitôt démentie dans le même livre de la Genèse. Même si nous savons que ces récits sont des récits mythiques, nous savons également qu’un mythe apporte toujours un élément fondateur de vérité. Le mythe de la Genèse continue avec la naissance de deux fils issus des premiers humains, Caïn et Abel (Genèse 4). Or, le récit nous montre une rivalité entre les deux frères. Caïn est jaloux de son frère, considérant qu’il est moins bien traité qu’Abel en particulier devant Dieu. La jalousie va l’emporter : « Caïn dit à son frère Abel : "Sortons dans les champs." Et, quand ils furent dans la campagne, Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua. Le Seigneur dit à Caïn : "Où est ton frère Abel ?" Caïn répondit : "Je ne sais pas. Est-ce que je suis, moi, le gardien de mon frère ?" Le Seigneur reprit : "Qu’as-tu fait ? La voix du sang de ton frère crie de la terre vers moi !" (Gn 4, 8-10).

 

Un autre passage de la Bible nous montre à nouveau le drame de la jalousie. C’est au chapitre 38 de la Genèse ; Jacob envoie son fils Joseph trouver ses frères qui font paître les troupeaux à Sichem. Ceux-ci, jaloux de leur dernier frère, décident alors de le tuer, mais grâce à deux d’entre eux, Ruben et Juda, ils vendirent Joseph à des marchands madianites qui se rendaient en Égypte. La Genèse raconte ainsi ce drame de la jalousie ; en voici quelques extraits : Les frères de Joseph « l’aperçurent de loin et, avant qu’il arrive près d’eux, ils complotèrent de le faire mourir ». Ils le dépouillèrent de la tunique princière qu’il portait pour finalement le jeter dans une fosse puis le vendre aux marchands. Ses frères tachèrent la tunique avec le sang d’un bouc et dirent à Jacob « "Nous avons trouvé ceci. Regarde bien : est-ce ou n’est-ce pas la tunique de ton fils ?" Il la reconnut et s’écria : "La tunique de mon fils ! Une bête féroce a dévoré Joseph ! Il a été mis en pièces !"  Jacob déchira ses vêtements, mit un sac sur ses reins et porta le deuil de son fils pendant de longs jours » (Gn 37, 32-34).

 

Troisième exemple de querelles entre frères chrétiens ; dans la lettre de saint Paul aux Corinthiens : « Il m’a été rapporté à votre sujet, mes frères, par les gens de chez Chloé, qu’il y a entre vous des rivalités. Je m’explique. Chacun de vous prend parti en disant : "Moi, j’appartiens à Paul", ou bien : "Moi, j’appartiens à Apollos", ou bien : "Moi, j’appartiens à Pierre", ou bien : "Moi, j’appartiens au Christ". Le Christ est-il donc divisé ? Est-ce Paul qui a été crucifié pour vous ? Est-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés ? » 1 Co 11-13). Encore dans la même épître : « Puisque j’en suis à vous faire des recommandations, je ne vous félicite pas pour vos réunions : elles vous font plus de mal que de bien. Tout d’abord, quand votre Église se réunit, j’entends dire que, parmi vous, il existe des divisions, et je crois que c’est assez vrai... Donc, lorsque vous vous réunissez tous ensemble, ce n’est plus le repas du Seigneur que vous prenez ; en effet, chacun se précipite pour prendre son propre repas, et l’un reste affamé, tandis que l’autre a trop bu... Méprisez-vous l’Église de Dieu au point d’humilier ceux qui n’ont rien ? Que puis-je vous dire ? vous féliciter ? Non, pour cela je ne vous félicite pas ! » (1 Co 11, 17...22).

 

Nous pourrions ajouter d’autres exemples montrant la difficulté des hommes à s’entendre, même entre disciples généreux de Jésus, comme le conflit qui opposa Pierre et Paul à Antioche : « Mais quand Pierre est venu à Antioche, je me suis opposé à lui ouvertement, parce qu’il était dans son tort. En effet, avant l’arrivée de quelques personnes de l’entourage de Jacques, Pierre prenait ses repas avec les fidèles d’origine païenne. Mais après leur arrivée, il prit l’habitude de se retirer et de se tenir à l’écart, par crainte de ceux qui étaient d’origine juive. Tous les autres fidèles d’origine juive jouèrent la même comédie que lui, si bien que Barnabé lui-même se laissa entraîner dans ce jeu. Mais quand je vis que ceux-ci ne marchaient pas droit selon la vérité de l’Évangile, je dis à Pierre devant tout le monde : « Si toi qui es juif, tu vis à la manière des païens et non des Juifs, pourquoi obliges-tu les païens à suivre les coutumes juives ? » (Ga 2, 11-14).

 

Ou encore dans les Actes : « Des gens, venus de Judée à Antioche, enseignaient les frères en disant : « Si vous n’acceptez pas la circoncision selon la coutume qui vient de Moïse, vous ne pouvez pas être sauvés. » Cela provoqua un affrontement ainsi qu’une vive discussion engagée par Paul et Barnabé contre ces gens-là. Alors on décida que Paul et Barnabé, avec quelques autres frères, monteraient à Jérusalem auprès des Apôtres et des Anciens pour discuter de cette question » (Ac 15, 1-2).

 

Enfin comment ne pas parler de la jalousie des apôtres à l’égard des frères Jacques et Jean : « Alors, Jacques et Jean, les fils de Zébédée, s’approchent de Jésus et lui disent : "Maître, ce que nous allons te demander, nous voudrions que tu le fasses pour nous." Il leur dit : "Que voulez-vous que je fasse pour vous ?" Ils lui répondirent : "Donne-nous de siéger, l’un à ta droite et l’autre à ta gauche, dans ta gloire."Les dix autres, qui avaient entendu, se mirent à s’indigner contre Jacques et Jean. Jésus les appela et leur dit : "Vous le savez : ceux que l’on regarde comme chefs des nations les commandent en maîtres ; les grands leur font sentir leur pouvoir. Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi. Celui qui veut devenir grand parmi vous sera votre serviteur. Celui qui veut être parmi vous le premier sera l’esclave de tous : car le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie en rançon pour la multitude." » (Mc 10, 35-45).

 

Ces quelques exemples et beaucoup d’autres encore, nous montrent que la Bible n’entend pas cacher les difficultés de la fraternité, mais nous montrer à la fois l’importance, voire la nécessité de la fraternité et, en même temps ses difficultés. La fraternité est une visée heureuse mais au prix d’un combat à l’intérieur de chaque personne humaine.

Tous les exemples donnés précédemment ne détruisent pas nécessairement la fraternité. Plusieurs parlent plutôt d’un conflit entre des personnes. Or, le conflit est normal dans toutes les relations humaines, même les plus lumineuses. Toutefois de ces relations peuvent naître des sentiments destructeurs qui dans la durée, conduisent à la mort de l’autre et de soi-même.

 

Comment prévenir cet aspect destructeur de certaines relations humaines ? Nous avons vu que l’obstacle majeur à la fraternité est la jalousie ou encore la convoitise, la comparaison avec autrui qui a ce que je n’ai pas et qui me blesse. Nicole Jeammet dans un livre sur les péchés capitaux montre que le plus grand est, non pas l’orgueil mais l’envie dont la jalousie est un produit. C’est le seul qui ne donne pas de plaisir et qui conduit au meurtre. Dans son article dans la Croix du 23 Mars 2019, Nicole Jeammet décrit les ravages de l’envie : La phrase qui décrit le mieux l’envie, dans sa radicalité, est celle que prononce Iago dans Othello de Shakespeare. Iago est cet officier qui devait être promu lieutenant et voit finalement un autre que lui, Cassio, obtenir cette récompense. Il vit en lui-même quelque chose de terrible, qu’il résume dans cette phrase: « Si Cassio survit, il a une beauté quotidienne qui me rend laid. (…) Il faut qu’il meure. »

L’envie naît toujours d’une humiliation. L’autre – en étant mieux que moi (ou en me le faisant croire) – me fait vivre ma non-valeur. La souffrance qu’elle cause est donc réellement existentielle,« c’est lui ou moi », « l’autre a pris toute la place, du coup, je n’en ai plus aucune ». Dans la Bible, c’est l’histoire de Caïn et Abel citée précédemment qui nous en parle le mieux.

 

3 - Le Christ frère universel

C’est surtout dans le Nouveau Testament que la fraternité nous est montrée comme la visée même du projet de Dieu sur l’humain : l’accomplissement de l’humain exige de vivre une réelle fraternité entre tous. Si la Genèse nous donne un fondement essentiel à la fraternité, les textes du Nouveau Testament vont plus loin en nous montrant la racine de cette fraternité dans la personne de Jésus. En effet Jésus est montré comme étant le frère universel ; les textes fondent aussi la fraternité dans cette affirmation selon laquelle nous sommes tous les membres d’un même corps, le corps du Christ (1Co 12). Reprenons ces deux aspects essentiels qui donnent du sens à notre vie.

 

a) Jésus le frère universel

Cette affirmation découle de la conviction de la foi que Jésus est le fils bien-aimé du Père et le premier-né de toute créature. Saint Paul le dit explicitement dans sa lettre aux Romains : « Ceux que, d’avance, il connaissait, il les a aussi destinés d’avance à être configurés à l’image de son Fils, pour que ce Fils soit le premier-né d’une multitude de frères » (Rm 8, 29). Après sa résurrection, Jésus appelle ses disciples « mes frères » : « Va trouver mes frères pour leur dire que je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu. » (Jn 20, 17). Ou encore aux femmes en Matthieu : « Alors Jésus leur dit : « Soyez sans crainte, allez annoncer à mes frères qu’ils doivent se rendre en Galilée : c’est là qu’ils me verront. » (Mt 28, 10). Parce que nous sommes tous les enfants de Dieu, ses fils et ses filles bien aimés, Jésus, le « fils » par excellence, peut nous appeler ses frères : « Car celui qui sanctifie, et ceux qui sont sanctifiés, doivent tous avoir même origine ; pour cette raison, Jésus n’a pas honte de les appeler ses frères, quand il dit : Je proclamerai ton nom devant mes frères, je te chanterai en pleine assemblée » (He 2, 11-12). Cette fraternité avec le Christ est sans cesse affirmée comme par exemple par saint Paul dans sa lettre aux Romains déjà citée : « En effet, tous ceux qui se laissent conduire par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu. Vous n’avez pas reçu un esprit qui fait de vous des esclaves et vous ramène à la peur ; mais vous avez reçu un Esprit qui fait de vous des fils ; et c’est en lui que nous crions "Abba !", c’est-à-dire : Père ! C’est donc l’Esprit Saint lui-même qui atteste à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu. Puisque nous sommes ses enfants, nous sommes aussi ses héritiers : héritiers de Dieu, héritiers avec le Christ, si du moins nous souffrons avec lui pour être avec lui dans la gloire » (Rm 8, 14-17).

 

b) Nous sommes tous les membres d’un même corps (1 Co 12)

Le fondement biblique de la fraternité universelle vient aussi de ce que nous sommes tous les membres d’un même corps comme le développe longuement l’apôtre Paul dans sa première lettre aux Corinthiens : « Prenons une comparaison : le corps ne fait qu’un, il a pourtant plusieurs membres ; et tous les membres, malgré leur nombre, ne forment qu’un seul corps. Il en est ainsi pour le Christ » (12, 12). Et quelques versets plus loin : « Or, vous êtes corps du Christ et, chacun pour votre part, vous êtes membres de ce corps. » (12, 27).

Il y a donc un lien organique qui nous relie au Christ, le Fils unique. Cette fraternité se fonde sur le fait que nous ne faisons qu’un comme étant, chacun pour sa part un membre d’un même corps.

La fraternité entre tous les enfants de Dieu est donc au cœur de la révélation chrétienne dans l’union avec le Christ, le fils unique de Dieu « Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais obtienne la vie éternelle » (Jn 3, 16).

Cette affirmation que nous sommes tous les sœurs et les frères du Christ Jésus, les membres d’un même corps a mis du temps pour s’étendre à tous les humains comme nous le rappelions hier à propos de la reconnaissance des indiens d’Amérique au XVIe siècle grâce à la détermination de Bartolomé de Las Casas lors de la controverse de Valladolid.

 

4 - La prière du « Notre Père »

La fraternité universelle est particulièrement affirmée dans la prière de Jésus et spécialement dans cette prière qu’il a confié à ses amis, le Notre Père qui rassemble les chrétiens de toutes confessions.

Déjà, Jésus a prié pour la fraternité universelle. Nous en trouvons l’expression dans les grands discours de l’évangile selon saint Jean, en particulier dans les discours après la Cène où, à maintes reprises Jean met dans la bouche de Jésus des affirmations d’une unité entre tous, unité aussi profonde que celle qu’il a avec son Père. Jésus va donc plus loin que la fraternité telle que nous pouvons la comprendre selon notre expérience humaine car cette unité désirée et priée par Jésus implique une solidarité, une entente, des liens affectifs qui débordent ce qu’humainement nous pouvons comprendre et vivre car cette unité est l’expression d’un amour parfait, d’un amour divin. Juste quelques paroles de Jésus : « Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi. Qu’ils soient un en nous, eux aussi, pour que le monde croie que tu m’as envoyé. Et moi, je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes UN : moi en eux, et toi en moi. Qu’ils deviennent ainsi parfaitement un, afin que le monde sache que tu m’as envoyé, et que tu les as aimés comme tu m’as aimé. » (Jn 17, 21-23).

La prière du Notre Père montre que notre relation à Dieu est essentiellement filiale. C’était la prière même de Jésus, c’est sa propre prière qu’il confie à ses amis : « Il arriva que Jésus, en un certain lieu, était en prière. Quand il eut terminé, un de ses disciples lui demanda : « Seigneur, apprends-nous à prier, comme Jean le Baptiste, lui aussi, l’a appris à ses disciples. ». Il leur répondit : « Quand vous priez, dites : Père, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne. » (Lc 11, 1-2).

Cette prière est une prière juive reprenant des paroles qu’on retrouve dans divers passages de l’Ancien Testament, mais quand les chrétiens disent ensemble cette prière comme à la messe, ils disent en même temps qu’ils se considèrent comme des frères. D’ailleurs le geste de paix qui suit est un geste fraternel.

 

Nous verrons dans les jours suivants à partir de l’exemple de Jésus, les conditions d’une fraternité vraie et heureuse.

Publié dans Conférences

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :