« Libérés de nos aveuglements »

Publié le par Père Maurice Fourmond

Carême 2017

2ème semaine

 

« Libérés de nos aveuglements »

 

1- De quels aveuglements sommes-nous victimes ?

    La 1ère semaine de Carême, nous avons vu que le Carême nous offrait un temps pour nous libérer de nos attachements. Aujourd’hui nous pourrions réfléchir à nos aveuglements. Que mettons-nous sous ce mot « aveuglement » ? Ils peuvent se situer dans différents domaines. Je peux être aveugle quant au regard que je porte sur Dieu ; je peux être aveugle quant à la vérité de ma foi ; je peux être aveugle quant à ma relation avec les autres ; je peux être aveugle quant à ce que je pense de moi-même. Essayons de préciser ces points de vue.

 

    Aveugle dans mes représentations de Dieu. En effet, nous n’avons pas de relation directe avec Dieu, mais à travers des médiations humaines, à travers des représentations humaines. Ces représentations évoluent au fil des années soit en raison d’une meilleure compréhension de ce qu’il nous en est dit dans l’Écriture, soit parce que nous avons acquis une plus grande maturité, soit que les événements nous ont obligés à revoir nos manières de situer Dieu dans dans le monde et dans notre vie. De toutes façons, je pense que jusqu’à la fin de notre vie, nous aurons à purifier notre façon de nous représenter Dieu et par voie de conséquence, notre façon de vivre nos relations avec lui. Cette évolution est le fruit de l’action de l’Esprit Saint en nous, nous apportant sa lumière afin de nous situer avec plus de vérité devant Dieu.

 

    Aveugle quant à la vérité de ma foi. Nous connaissons la parole de ce père qui demandait à Jésus la guérison de son enfant épileptique. Jésus avait dit « tout est possible à celui qui croit » : « Aussitôt le père de l’enfant s’écria : « Je crois ! Viens au secours de mon manque de foi ! » Mc 9, 24. Chacun de nous peut dire au Seigneur en vérité comme le père de l’évangile « Je crois », mais nous avons conscience en même temps que notre foi a sans cesse besoin d’être confortée et purifiée. Comme nous le disions précédemment, notre foi confond souvent nos représentations très humaines de Dieu avec ce qu’est Dieu. Pour donner un exemple, nous avons une conception de la toute-puissance de Dieu qui n’est souvent qu’une projection de notre propre désir de toute-puissance comme serait la capacité de tout faire sans tenir compte des lois posées par Dieu dans sa création. Mais notre foi a besoin d’être purifiée aussi parce que le doute nécessaire à toute recherche de vérité risque d’entamer la confiance qui nous permet de le dépasser. Ajoutons que nous traversons parfois des épreuves si lourdes qu’elles nous plongent dans l’obscurité et voilent la confiance à laquelle pourtant nous sommes attachés. L’interrogation faite au psalmiste « Où est-il ton Dieu ? » (Ps. 42 (41) 4) nous habite souvent et demande que notre foi soit renouvelée dans la confiance.

 

    Aveugles quant à ma relation avec les autres. N’est-ce pas ce que nous vivons à travers ces jugements que spontanément nous portons sur ceux qui nous entourent. Nous savons bien que nous avons tendance à généraliser, à confondre l’acte et la personne, à enfermer la personne dans telle parole, telle réaction sans penser que peut-être cette parole ou cette réaction n’est que l’expression d’un mal-être, de traumatismes précédents, d’une souffrance cachée. Lorsque j’ai été blessé par telle parole ou telle attitude, il conviendrait de pouvoir se dire : « Je sais que tu es meilleur que ce que tu m’as fait ». Bien souvent, nous pensons avoir une bonne relation avec les autres sans nous rendre compte que telle attitude, telle façon de dire peut blesser. Au fond l’aveuglement dans nos relations nous invite à mieux regarder l’autre dans ce qu’il est en vérité, je dirai même dans ce qu’il a de meilleur, à la regarder comme Dieu le regarde.

 

    Mais l’aveuglement le plus néfaste est certainement dans le regard que nous portons sur nous-mêmes. Ce regard peut être obscurci soit dans un sens positif, soit dans un sens négatif. Je peux me considérer trop au-dessus de ce que je suis ou au contraire trop au dessous de ce que je suis vraiment. Le premier est de l’ordre de la vanité et l’autre de la fausse humilité. Nous connaissons l’adage « connais-toi toi-même » inscrit sur le fronton du temple de Delphes et repris par Socrate. Il nous invite au-delà d’une introspection stérile, à accepter une vérité sur nous-mêmes. Nous pouvons demander à Dieu de nous éclairer sur ce que nous sommes en vérité.

 

    Notre aveuglement dans ces divers domaines nous est souvent caché, nous pensons voir clair alors que notre vision des personnes, des choses, de nous-mêmes est brouillée. Il nous faut sans cesse supplier le Seigneur de nous ouvrir les yeux : Seigneur fais que je voie ! ».

 

2- L’aveuglement dans l’Évangile

    L’Évangile nous parle souvent de l’aveuglement soit physique, soit l’aveuglement de l’esprit et du coeur. C’est ainsi que nous avons deux catégories d’aveugles : il y a les aveugles qui désirent voir et qui vont vers Jésus dans l’espoir de retrouver la vue. Et il y a ceux qui croient voir, alors qu’ils sont aveugles dans leur compréhension du dessein de Dieu. Nous trouvions déjà cette constatation chez le prophète Ézéchiel : « Fils d’homme, tu habites au milieu d’une engeance de rebelles ; ils ont des yeux pour voir et ne voient pas, des oreilles pour entendre et ils n’entendent pas » Ez 12, 2. Jésus reprendra avec tristesse cette constatation du prophète à propos de ses amis ; c’est en Marc au chapitre 8 : « Vous ne saisissez pas ? Vous ne comprenez pas encore ? Vous avez le cœur endurci ? Vous avez des yeux et vous ne voyez pas, vous avez des oreilles et vous n’entendez pas ! » Mc 8, 17-18.

 

    Parmi ceux qui implorent Jésus, il faudrait citer les nombreuses guérisons que Jésus a opérées. Ce désir de voir est exprimée par beaucoup d’aveugles, par exemple par l’aveugle Bartimée assis au bord du chemin à la sortie de Jéricho. On veut faire taire l’aveugle : «mais il criait de plus belle : « Fils de David, prends pitié de moi ! » Jésus s’arrête et dit : « Appelez-le. » On appelle donc l’aveugle, et on lui dit : « Confiance, lève-toi ; il t’appelle. » L’aveugle jeta son manteau, bondit et courut vers Jésus. Prenant la parole, Jésus lui dit : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » L’aveugle lui dit : « Rabbouni, que je retrouve la vue ! » Et Jésus lui dit : « Va, ta foi t’a sauvé. » Aussitôt l’homme retrouva la vue, et il suivait Jésus sur le chemin » Mc 10, 48-52. On peut lire dans le récit de cet aveugle de Jéricho ce qui est important pour les aveugles que nous sommes : nous pouvons crier notre désir, garder confiance et persévérer malgré les propos décourageants, il convient d’abandonner nos doutes, comme peut le suggérer Bartimée rejetant son manteau, entendre le Christ qui nous appelle et courir vers ce Jésus dont la parole est libératrice. Ajoutons que la parole de Jésus renvoie à l’homme aveugle l’essentiel de sa guérison : « Ta foi t’a sauvé », montrant ainsi que la vue retrouvée n’est pas seulement physique mais qu’elle touche le coeur et l’esprit d’où peut jaillir la foi.

 

    L’évangile parle beaucoup du regard et combien nous pouvons être aveugles sur la façon dont nous regardons les autres. Parmi de très nombreux récits, citons les rencontres de Jésus. La samaritaine méprisée dans son village et que Jésus va regarder comme une personne digne d’être respectée et aimée ; Zachée que le métier de chef des publicains plaçait aux rangs des pécheurs qu’il ne convenait pas de fréquenter ; mais Jésus a un autre regard sur lui : « Jésus leva les yeux et lui dit : « Zachée, descends vite : aujourd’hui il faut que j’aille demeurer dans ta maison. » Vite, il descendit et reçut Jésus avec joie ». Citons également la parabole du pharisien et du publicain ; la pharisien qui méprise le collecteur d’impôts qui se tenait à distance n’osant même pas lever les yeux au ciel (Lc 18, 13). Ou encore la parabole de la paille et de la poutre : « Il leur dit encore en parabole : « Un aveugle peut-il guider un autre aveugle ? Ne vont-ils pas tomber tous les deux dans un trou ?... Qu’as-tu à regarder la paille dans l’œil de ton frère, alors que la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ? Comment peux-tu dire à ton frère : “Frère, laisse-moi enlever la paille qui est dans ton œil”, alors que toi-même ne vois pas la poutre qui est dans le tien ? Hypocrite ! Enlève d’abord la poutre de ton œil ; alors tu verras clair pour enlever la paille qui est dans l’œil de ton frère » Lc 6, 37...42 .

 

    Le Carême est un temps favorable pour modifier notre regard sur ceux qui nous entourent et voir au-delà de l’apparence chaque personne, comme Jésus la regarde. Regarder l’autre à la manière de Dieu, c’est entrer dans la vérité du regard, modifier profondément nos attitudes et nous situer réellement comme les frères et les soeurs de notre frère Jésus.

 

    Pour comprendre le sens de la libération que le Christ apporte à nos aveuglements, il est intéressant de souligner la façon dont, dans deux cas, Jésus a guéri un aveugle ; l’un est dans Marc (6, 22-26) et l’autre est le grand récit de l’aveugle né en Jean (9). Dans les deux cas, Jésus utilise sa salive pour guérir, dans le premier Jésus touche les yeux de l’aveugle avec sa salive et pour l’aveugle né, sa salive lui sert à faire de la boue qu’il applique sur les yeux de l’aveugle. Ce geste fait penser à la création de l’homme au chapitre 2 de la Genèse où nous voyons Dieu qui, avec la boue façonne le corps de l’homme. Lorsque Jésus nous guérit de nos aveuglements, il accomplit un geste de recréation au sens de Saint Paul dans sa lettre aux Éphésiens : « Laissez-vous renouveler par la transformation spirituelle de votre pensée. Revêtez-vous de l’homme nouveau, créé, selon Dieu, dans la justice et la sainteté conformes à la vérité » Ep 4, 23-24. Libérés de nos aveuglements, nous sommes recréés pour devenir un homme nouveau.

 

    Dans les évangiles, l’autre catégorie d’aveugles est celle de ceux qui croient voir alors qu’ils se trompent sur le sens du message de Jésus. Il y a bien sûr beaucoup de ses compatriotes, scribes et pharisiens, mais aussi ses propres apôtres, ses amis les plus proches. Certes on peut comprendre que l’attente d’un Messie, considéré comme descendant de David, soit comprise comme la venue d’un nouveau roi plus grand que David par la puissance, capable de redonner à Israël sa gloire passée en chassant l’occupant romain. On peut donc comprendre l’aveuglement de ces juifs fidèles à la tradition de leurs pères. Mais justement l’Écriture annonçait un tout autre Messie. Jésus devra en faire une lecture lumineuse aux deux disciples sur la route d’Emmaüs : « Il leur dit alors : « Esprits sans intelligence ! Comme votre cœur est lent à croire tout ce que les prophètes ont dit ! Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela pour entrer dans sa gloire ? » Et, partant de Moïse et de tous les Prophètes, il leur interpréta, dans toute l’Écriture, ce qui le concernait » Lc 24, 25-27. Toutefois, il manquait deux choses aussi bien aux accusateurs de Jésus qu’à ses disciples : d’une part une attitude de recherche et d’autre part une attitude d’accueil des oeuvres de Jésus, comme il le dit lui-même : « Si je ne fais pas les œuvres de mon Père, continuez à ne pas me croire. Mais si je les fais, même si vous ne me croyez pas, croyez les œuvres. Ainsi vous reconnaîtrez, et de plus en plus, que le Père est en moi, et moi dans le Père » Jn 10, 37-38. Jésus s’attriste de constater que même ses amis ont tant de mal à entrer dans la vérité de sa mission.

 

    Nous aussi, nous pouvons nous reconnaître dans ces attitudes d’aveuglements. Sommes-nous tellement figés dans notre compréhension du message de Jésus que nous ne cherchons plus à approfondir notre propre foi ? Sommes-nous tellement sûr de la valeur de toutes les traditions de notre Église, que nous sommes aveugles devant les interrogations, les questions qui nous sont posées par des personnes dont il n’est pas sain de suspecter la sincérité comme la pertinence de la question ? C’est donc dans l’humilité qu’il nous faut chercher la cohérence, tenter de mieux comprendre, et nous en remettre avec confiance en celui qui est la lumière : « De nouveau, Jésus leur parla : « Moi, je suis la lumière du monde. Celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, il aura la lumière de la vie » Jn 8, 12.

    

3- Les fruits de notre guérison

    L’évangile de l’aveugle-né en Jean chapitre 9 est particulièrement significatif de la libération qui a suivi la guérison de l’aveugle. Ce témoignage nous aide à comprendre pour nous-mêmes ce que peut nous apporter la grâce d’être libérés de nos aveuglements. Le récit dans l’évangile de Jean nous montre trois conséquences de sa guérison. La première est l’indépendance de pensée et de parole chez l’aveugle guéri. Contrairement à ses parents qui manifestent leur crainte lorsqu’ils sont convoqués par les pharisiens en se défaussant sur leur fils « Il a l’âge, interrogez-le », l’aveugle guéri va affronter avec beaucoup de force et d’intelligence les interrogations malveillantes des pharisiens. Il va même jusqu’à mettre de l’humour lorsqu’à nouveau les pharisiens l’interrogent sur sa guérison : « Je vous l’ai déjà dit, et vous n’avez pas écouté. Pourquoi voulez-vous m’entendre encore une fois ? Serait-ce que vous voulez, vous aussi, devenir ses disciples ? ». La réponse pleine de malice va mettre les pharisiens en colère : «  Ils se mirent à l’injurier : « C’est toi qui es son disciple ; nous, c’est de Moïse que nous sommes les disciples ».

 

    La seconde libération que manifeste l’aveugle guéri est le témoignage qu’il va donner de ce Jésus qui l’a guéri : « L’homme leur répondit : « Voilà bien ce qui est étonnant ! Vous ne savez pas d’où il est, et pourtant il m’a ouvert les yeux. Dieu, nous le savons, n’exauce pas les pécheurs, mais si quelqu’un l’honore et fait sa volonté, il l’exauce. Jamais encore on n’avait entendu dire que quelqu’un ait ouvert les yeux à un aveugle de naissance. Si lui n’était pas de Dieu, il ne pourrait rien faire ». Quelle belle intelligence manifeste cet homme. On peut penser que l’Esprit Saint qui l’habite lui permet d’avoir ces paroles si justes et si fortes. N’est-ce pas ce que Jésus a promis à ses disciples : « On portera la main sur vous et l’on vous persécutera ; on vous livrera aux synagogues et aux prisons, on vous fera comparaître devant des rois et des gouverneurs, à cause de mon nom. Cela vous amènera à rendre témoignage. Mettez-vous donc dans l’esprit que vous n’avez pas à vous préoccuper de votre défense. C’est moi qui vous donnerai un langage et une sagesse à laquelle tous vos adversaires ne pourront ni résister ni s’opposer » Lc 21, 12-15. Matthieu précise que c’est l’Esprit Saint qui agira en eux : « Car ce n’est pas vous qui parlerez, c’est l’Esprit de votre Père qui parlera en vous » Mt 10, 20. Ces persécutions dont parle Jésus s’appliquent au disciple qu’est devenu l’aveugle guéri ; en effet suite à son témoignage, les pharisiens le chassent : « Tu es tout entier dans le péché depuis ta naissance, et tu nous fais la leçon ? » Et ils le jetèrent dehors ».

 

    Enfin une 3è conséquence de cette libération de l’aveuglement, c’est la foi en Jésus. L’aventure de l’aveugle guéri s’achève par sa belle profession de foi : «Jésus apprit qu’ils l’avaient jeté dehors. Il le retrouva et lui dit : « Crois-tu au Fils de l’homme ? » Il répondit : « Et qui est-il, Seigneur, pour que je croie en lui ? » Jésus lui dit : « Tu le vois, et c’est lui qui te parle. » Il dit : « Je crois, Seigneur ! » Et il se prosterna devant lui ». Le récit s’achève par cette interpellation de Jésus qui s’adresse aussi à chacun de nous : « Parmi les pharisiens, ceux qui étaient avec lui entendirent ces paroles et lui dirent : « Serions-nous aveugles, nous aussi ? » Jésus leur répondit : « Si vous étiez aveugles, vous n’auriez pas de péché ; mais du moment que vous dites : “Nous voyons !”, votre péché demeure ». À travers ces mots, Jésus ne condamne pas celui qui reconnaît ses aveuglements, mais il met en garde celui qui persiste à dire qu’il voit, alors qu’il est en réalité aveugle.

 

4- Conclusion

    Jésus nous invite à la vérité sur nous-mêmes, à cette lucidité spirituelle qui nous fait reconnaître nos aveuglements. Il nous invite comme Bartimée à persévérer dans le cri vers le Christ, afin qu’il ouvre nos yeux nous permettant de découvrir parfois avec tristesse que nos yeux étaient empêchés de voir la réalité de notre vie. Nous pouvons rendre grâce pour la lumière nouvelle qui éclaire notre existence et nous permet de témoigner avec plus d’intelligence et de vérité de ce Jésus qui est lumière pour tous ses frères et soeurs humains.

Publié dans Conférences

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