"Le Salut, la Rédemption, par quels chemins ?"

Publié le par Père Maurice Fourmond

Notre-Dame de la Gare

Accompagnateurs

Le 18 Mai 2014

 

conférence du matin

 

«Le Salut, la Rédemption, par quels chemins ?»

 

    Nous avons choisi ce thème pour notre journée parce qu’il pose des difficultés à nos catéchumènes mais aussi à chacun de nous.  Pourquoi cette place si importance dans la vie du chrétien des souffrances et de la mort de Jésus, pourquoi sommes-nous invités à suivre le Christ sur ce chemin ? Que veut dire cette parole de l’apôtre Paul : «Avant tout, je vous ai transmis ceci, que j’ai moi-même reçu : le Christ est mort pour nos péchés conformément aux Écritures» 1 Co 15, 3. Ou encore dans la lettre aux Galates : «Le Christ nous a rachetés» Ga 3, 13. Et en Saint Jean, la parole de Jean le Baptiste parlant de son cousin Jésus : « Voici l’Agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde» Jn 1, 29. Et beaucoup d’autres expressions en particulier sur le partage des souffrances du Christ comme en Paul : «En effet, de même que nous avons largement part aux souffrances du Christ, de même, par le Christ, nous sommes largement réconfortés... En ce qui vous concerne, nous avons de solides raisons d’espérer, car, nous le savons, de même que vous avez part aux souffrances, de même vous obtiendrez le réconfort» 2 Co 1, 5-7. Et dans sa lettre aux Philippiens : «Il s’agit pour moi de connaître le Christ, d’éprouver la puissance de sa résurrection et de communier aux souffrances de sa passion, en devenant semblable à lui dans sa mort, avec l’espoir de parvenir à la résurrection d’entre les morts» Ph 3, 10-11. 

 

    Nous avons tous été plus ou moins traumatisés par l’idée de «sacrifice», cette nécessité imposée de s’obliger à des choses pénibles, douloureuses pour expier nos péchés et obtenir la vie éternelle. La croix est un passage obligé de toute référence à Dieu ; comme le dit Jésus : «Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi» Mt 10, 38. Enfin, la notion de «salut» est bien difficile à comprendre : qu’est-ce que cela veut dire «être sauvés»... sauvés de quoi ?

 

    C’est pourquoi je vous propose de réfléchir sur ces notions si présentes dans la prédication chrétienne. Je réfléchirai en deux temps. Le premier s’attachera à la notion de salut : qu’est-ce que le salut ? Comment sommes-nous sauvés ? La place du Christ dans ce chemin de salut. Dans le second temps, nous réfléchirons sur la gratuité du don de Dieu à chacun de nous, sur le sens de la définition du baptême : «plongés dans la mort et la résurrection du Christ» et sur la place de la pénitence dans notre vie.

 

I- Le salut

 

    1- La notion de salut est complexe. Dans le langage courant, on dira qu’une personne est sauvée lorsqu’elle a échappé à un danger. Le danger est très divers. Ce peut être un accident, une agression, une situation sans issue, ou même un sentiment intérieur . Si l’on est sauvé de ces dangers, celui qui nous sauve est appelé plutôt un «sauveteur» ; c’est ce qu’on dira d’un pompier qui, au risque de sa vie, a été chercher une personne prisonnière d’un incendie ou celui qui se jette à l’eau pour récupérer une personne en train de se noyer. On dira aussi d’un médecin ou d’un chirurgien qu’il a sauvé une personne gravement malade ou blessée et qui s’est trouvée guérie.

 

    Dans le langage religieux, on parlera du salut par rapport au péché ou encore du salut éternel. Comme il s’agit de l’univers de Dieu, dans ce cas on utilise plutôt le terme de «Sauveur» avec un grand «S». Mais pourquoi avons-nous besoin d’être sauvés ?

 

    La première chose qu’il convient de dire est que nous sommes des êtres inachevés. C’est vrai que nous sommes humains, mais nous avons aussi à le devenir ; de même nous sommes chrétiens, mais nous avons à le devenir. Ainsi la première approche du salut consiste à dire que nous ne sommes pas encore ce à quoi nous sommes appelés. Cet inachèvement inscrit une incertitude et même un risque dans notre développement humain et spirituel. C’est dans cette incertitude que peut se comprendre le besoin d’être sauvé. Notre développement, la construction permanente de nous-mêmes se fait à partir d’un certain nombre de paramètres. Certains échappent à notre liberté, d’autres dépendent de nous.Certes, je ne suis pas du moins pas totalement maître des gènes qui me constituent, de l’éducation que j’ai reçue, de la culture environnante, des évènements qui jalonnent ma vie. Je dois les assumer sans pouvoir les changer, toutefois, il convient d’affirmer la liberté humaine qui seule justifie notre responsabilité devant la vie. Si notre liberté est très limitée, il nous est toujours donné la possibilité d’acquiescer ou de refuser au moins intérieurement ce qui nous est imposé par la force. Nous avons connu des personnes déportées dans des camps de concentration et donc ne bénéficiant d’aucune liberté sauf le refus intérieur de la condition dégradante dans laquelle ils étaient plongés. Mais dans la mesure où elle dépend de nous, notre construction humaine se fait à partir d’un certain nombre de choix ; ces choix peuvent me construire ou me détruire. Ces choix nous placent sur un chemin qui peut être positif ou négatif. Ainsi, notre inachèvement inscrit un risque dans notre vie.

 

    Plus profondément encore, nous avons une conscience aiguë de notre finitude. Le constat que nos entreprises, notre vie ont des limites par l’écoulement du temps, par l’échec dans nos relations, par la maladie et finalement par la mort nous est douloureux voire insupportable. Nous acceptons mal cette finitude et nous rêvons d’en franchir les limites. Cela s’exprime en particulier par tous les désirs d’immortalité ou ce désir de toute puissance qui touche les hommes de tous les temps. Même l’acceptation nécessaire de cette finitude ne se fait pas sans un sentiment de frustration que nous comprenons mal. Nous voudrions être arrachés à cette finitude, mais comment ?

 

    Ajoutons que notre devenir humain est aussi un devenir comme fils et filles de Dieu. Ainsi, pour le chrétien, l’accomplissement de la vie consiste à devenir progressivement filles et fils dans le Christ, le Fils bien-aimé du Père jusqu’au jour où nous serons pleinement fils et fille de Dieu dans le partage plénier et définitif de la vie ressuscitée du Fils bien-aimé.

 

    Ajoutons que, dans cette construction de notre humanité, nous nous heurtons certes  à notre finitude, à ce que la vie a fait de nous et qui peuvent être des blessures inguérissables, mais notre vie est faite aussi de multiples sollicitations dont certaines non seulement ne vont nullement dans le sens d’une véritable humanisation mais détruisent cette humanité en train de se construire. Le devenir humain n’est pas la réalisation automatique d’un programme inné, mais une lente conquête sur l’animalité qui nous habite et nous rend égoïstes, dominateurs, prédateurs. C’est pourquoi le «devenir humain» se heurte à des forces obscures qui empêchent ou neutralisent l’aspiration à réaliser notre pleine humanité. Ainsi, on appellera danger tout ce qui peut nous détourner de cette humanité que nous avons à construire. Il y a donc un salut, une libération nécessaire pour faire triompher ce qui est notre propre destinée et devenir hommes, femmes, filles et fils de Dieu.

 

    Ayant ainsi défini le danger qui touche tous les hommes, la question est : comment pouvons-nous échapper à ces dangers ou encore être relevés lorsque nous sommes à terre ?

 

    Pour le chrétien, l’homme ne peut pas arriver tout seul à vaincre ces obstacles, à surmonter tous ces instincts. Plus encore, il ne peut pas réaliser seul ce désir de vaincre les obstacles à une pleine relation avec les autres et avec Dieu. Pourquoi ? Déjà sur un plan purement humain, nous savons que le petit homme ne pourra se développer seul, il a besoin d’un autre, de ses parents, du groupe dans lequel il est né. Pourquoi ? Parce que ce fameux devenir humain dont nous avons parlé n’est pas automatique, il doit être «appris». Il nous faut apprendre à devenir humains et pour ce qui touche en particulier  aux relations entre humains et avec Dieu, nous avons besoin «d’apprendre» et donc nous avons besoin que quelqu’un nous apprenne à être ce que nous sommes appelés à devenir, à être nous-mêmes, à nous acheminer vers notre plein accomplissement.

 

    C’est pourquoi l’homme a besoin que quelqu’un, à la fois très proche de lui, solidaire de son humanité et totalement investi par l’Esprit de Dieu, vienne lui révéler qui il est, le soutienne par sa parole et son exemple, et l’associe à sa victoire sur la mort. Pour nous, c’est Jésus de Nazareth, vrai Dieu et vrai Homme, venu assurer l’homme du seul chemin qui le conduira à sa réalisation plénière. C’est cela le salut tel que le croit le chrétien.

 

    Donc, s’il fallait donner une définition au salut, je pense que nous pourrions dire que le salut c’est la possibilité offerte  de réaliser la plénitude de notre humanité, plénitude que nous ne pouvons ni totalement connaître ni réaliser par nous-mêmes. Ajoutons que cette plénitude, si elle est offerte au moment de notre mort, se prépare et se construit déjà dans la trame de notre vie quotidienne.

 

    Vous connaissez certainement ce grand récit de la réanimation ou comme dit Jésus du réveil de Lazare en Saint Jean au chapitre 11. Jésus est devant le tombeau de Lazare. Il crie d’une vois forte : « Lazare, viens dehors ! » Et le mort sortit, les pieds et les mains liés par des bandelettes, le visage enveloppé d’un suaire. Jésus leur dit : « Déliez-le, et laissez-le aller » Jn 11, 43-44. Nous avons dans ces quelques mots tout le sens du salut. Le salut pourrait ainsi se décrire selon trois mouvements : les bandelettes et le suaire nous disent que nous ne pouvons ni marcher vers notre pleine humanité ni la voir. Le salut est un acte de libération, «déliez-le», rendez-lui sa capacité de connaître son humanité et de marcher vers sa pleine réalisation. Et le terme suivant «laissez-le aller» signifie la liberté retrouvée, la joie du salut.

 

2- Qui peut nous sauver et comment ?

    Ainsi le salut a une double signification : il est un acte de libération de tout ce qui nous empêche de vivre et, positivement, il est aussi ce qui nous permet d’atteindre la réalité de ce que nous sommes. Mais comme nous le disions, il ne nous est pas possible de réaliser seuls toute la beauté de notre destinée humaine. Nous sommes appelés à plus que ce que nous pouvons construire par nous-mêmes. Pourquoi ce décalage ? Il a deux causes : la fragilité de notre vie et d’autre part la grandeur d’une destinée qui nous dépasse et qui pourtant nous est offerte. Ceci pour dire d’une part que nous pouvons manquer la cible de notre vie et d’autre part qu’il nous est toujours possible de refuser cette destinée. Ainsi, la construction de notre humanité se heurte donc à ces deux difficultés : notre fragilité humaine et  la nécessité d’accueillir une destinée qui nous dépasse. 

 

    Notre fragilité fait que nous manquons souvent la cible de la réalisation de nous-mêmes. Chaque fois que nos paroles ou nos actes manquent de cet amour divin qui nous habite, nous nous écartons de notre véritable identité et, au lieu de construire notre vie, nous travaillons pour rien. N’est-ce pas ce que Saint Paul nous dit dans sa lettre aux Corinthiens : «J’aurais beau parler toutes les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, s’il me manque l’amour, je ne suis qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante. J’aurais beau être prophète, avoir toute la science des mystères et toute la connaissance de Dieu, j’aurais beau avoir toute la foi jusqu’à transporter les montagnes, s’il me manque l’amour, je ne suis rien. J’aurais beau distribuer toute ma fortune aux affamés, j’aurais beau me faire brûler vif, s’il me manque l’amour, cela ne me sert à rien» 1 Co 13, 1-3. 

 

    D’autre part si l’accord, l’ajustement au Dieu qui est l’amour même ne peut se faire que par grâce, encore faut-il accueillir cette grâce ; son refus ou la plupart du temps son ignorance, l’indifférence à l’égard de cette proposition de Dieu nous enferme dans un monde clos et sans viser notre véritable avenir.

 

    Qui peut nous «sauver» de cette fragilité, qui peut nous sauver de nos indifférences  sinon celui qui porte nos fragilités et dont l’accord avec Dieu est parfait. C’est bien la mission de Jésus de Nazareth, que nous appelons à juste titre notre Sauveur. Comment Jésus réalise-t-il le salut de notre humanité ? Ce n’est pas par un coup de baguette magique, mais par l’humble témoignage de sa vie.

 

    Nous en venons à cette pensée de l’Église qui pose problème et selon laquelle Jésus réalise le salut de l’humanité par ses souffrances et par sa mort. Les disciples de Jésus et Saint Paul en particulier ont été marqués par la passion et la mort de leur maître. Il suffit de voir la place du récit de la passion dans les évangiles. Par exemple sur les 21 chapitres de l’évangile selon Saint Jean, 1/3 de l’évangile soit 7 chapitres racontent les deux derniers jours de Jésus dans sa vie terrestre. La passion, les souffrances de Jésus ont marqué les apôtres au point qu’ils en ont fait le centre du salut des hommes. Plus encore la souffrance et la mort de Jésus sont devenu la raison même du salut au point qu’il a été dit que c’est «par» ses souffrances et «par» sa mort que nous sommes sauvés. Nous lisons par exemple dans la lettre de Paul aux Romains : «Or, la preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ est mort pour nous, alors que nous étions encore pécheurs. À plus forte raison, maintenant que le sang du Christ nous a fait devenir des justes, serons-nous sauvés par lui de la colère de Dieu. En effet, si nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils alors que nous étions ses ennemis, à plus forte raison, maintenant que nous sommes réconciliés, serons-nous sauvés en ayant part à sa vie» Rm 5, 8-10.

 

    Les expressions «par» ses souffrances et «par» sa mort sont terriblement ambigües. En fait, Dieu a horreur de la souffrance et de la mort. La souffrance et la mort en eux-mêmes n’ont aucune puissance de rédemption, ils n’ont même aucun sens. Ils ne sont que les signes pénibles, horribles, douloureux de notre condition humaine. Le désir de Dieu n’est autre que le bonheur de l’humanité, le bonheur de chacun de ses enfants y compris celui de son Fils bien-aimé Jésus Christ. La volonté de Dieu n’est pas la mort de son Fils, mais la fidélité de Jésus dans son amour pour ses frères les hommes et pour Dieu son Père même si cette fidélité le conduit à accepter ses souffrances et sa mort. Lorsque au jardin de Gethsémani, Jésus a cette douloureuse prière : « Mon Père, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi ! Cependant, non pas comme moi, je veux, mais comme toi, tu veux. » Mt 26, 39, il ne dit pas que c’est sa mort que veut son Père, mais sa fidélité à sa mission, à ce pour quoi le Père l’a envoyé,  qu’il aille jusqu’au bout  y compris en acceptant son injuste condamnation à mort.

 

    Ce qui est la volonté de Dieu dans la pensée de Jésus, ce n’est pas sa mort, c’est qu’il soit fidèle dans son amour pour son Père et pour tous les hommes. C’est cette fidélité de l’amour qui va l’habiter jusque sur le chemin du calvaire et sur la croix. C’est l’amour qui sauve et non pas la souffrance. 

 

3- Ambiguïté du vocabulaire

    Venons-en à l’ambiguïté des mots utilisés dans le vocabulaire chrétien comme «rédemption», «rachat». Ces mots que nous trouvons souvent dans l’Ancien Testament, ont été utilisés également par Saint Paul comme dans sa lettre aux Éphésiens : «En lui, par son sang, nous avons la rédemption, le pardon de nos fautes» Ep 1, 7.Ou encore dans sa lettre aux Galates : «Quant à cette malédiction de la Loi, le Christ nous en a rachetés en devenant, pour nous, objet de malédiction, car il est écrit : Il est maudit, celui qui est pendu au bois du supplice» Ga 3, 13. ou à Tite : «Car il s’est donné pour nous afin de nous racheter de toutes nos fautes, et de nous purifier pour faire de nous son peuple, un peuple ardent à faire le bien» Ti 2, 14. Dans les mots «rachat», «rédemption», il y a le mot «achat», «acheter». Ils font allusion au fait de payer pour la libération de quelqu’un. Il fallait «acheter» un esclave, il fallait payer pour sa liberté. Le fait était encore naturel pour les compatriotes de Jésus. Ces termes avaient une portée particulière à l’époque de Jésus. En effet, les Israélites avaient en mémoire et de façon profonde, le souvenir de leurs ancêtres esclaves en Égypte. Leur libération dans la mentalité de l’époque avait toujours un caractère de rachat ; le nouveau maître devait payer pour racheter un esclave. Delà à penser que Dieu devait racheter les hommes prisonniers de leurs péchés, il n’y avait qu’un pas. Toutefois un des points centraux de la foi chrétienne est la gratuité, gratuité du don de Dieu. Nous le développerons dans notre second exposé.

 

    Il est un troisième mot terriblement ambigüe, c’est le mot «sacrifice». Il est utilisé à maintes reprises. C’est le mot employé par l’Église pour désigner la Messe : on parle du «Saint Sacrifice de la Messe» ou encore on dit que la Messe est le «mémorial du sacrifice du Christ». C’est le mot qui est utilisé pour désigner l’oeuvre de Jésus comme dans l’épître aux Hébreux : «Jésus Christ, au contraire, après avoir offert pour les péchés un unique sacrifice, s’est assis pour toujours à la droite de Dieu» He 10, 12. Saint Paul parle de la vie du chrétien comme d’un «sacrifice» : «Je vous exhorte donc, frères, par la tendresse de Dieu, à lui présenter votre corps – votre personne tout entière –, en sacrifice vivant, saint, capable de plaire à Dieu : c’est là, pour vous, la juste manière de lui rendre un culte» Rm 12, 1. 

 

    J’emprunte les réflexions suivantes au livre de Philippe Béguerie «Pour vivre l’Eucharistie» (Cerf 1993). Ce mot «sacrifice» a mauvaise presse car il a pris un sens péjoratif d’acte pénible, de renoncement. Le mot vient du latin «sacrum facere», «faire quelque chose de sacré». On emploie aussi le mot «consacrer», rendre sacré quelque chose qui ne l’était pas, cela dépasse le caractère profane en lui donnant une autre dimension. Toutefois pour le chrétien, «faire du sacré» n’est pas donner une autre dimension à nos actes , mais lui révéler sa véritable signification, sa véritable grandeur. René Girard dans son livre «La violence et le sacré» puis dans ses autres livres («Des choses cachées depuis la fondation du monde» et «Le Bouc émissaire») montre que le sacrifice d’un animal ou d’une personne était une manière d’exorciser la violence. Nous en avons un exemple dans les évangiles lorsque le grand prêtre, à propos de la condamnation à mort de Jésus déclare :  «Les grands prêtres et les pharisiens réunirent donc le Conseil suprême ; ils disaient : « Qu’allons-nous faire ? Cet homme accomplit un grand nombre de signes. Si nous le laissons faire, tout le monde va croire en lui, et les Romains viendront détruire notre Lieu saint et notre nation. » Alors, l’un d’entre eux, Caïphe, qui était grand prêtre cette année-là, leur dit : « Vous n’y comprenez rien ; vous ne voyez pas quel est votre intérêt : il vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple, et que l’ensemble de la nation ne périsse pas» Jn 11, 6-8.

 

    Mais est-ce cela la notion de sacrifice dans la Bible. Quelle a été la pratique de nos ancêtres dans la foi ? La tradition biblique nous montre deux origines, l’une nomade (avec Abraham) et l’autre sédentaire (avec les habitants au pays de Canaan). Ces deux traditions présentent deux rituels sacrificiels différents : l’holocauste est le sacrifice des sédentaires et les nomades offraient des sacrifices de communion.

 

    L’holocauste est un mot qui vient du grec «Holos» qui signifie «tout, tout entier» et de «Kaiô» qui veut dire «brûler». L’holocauste est donc un sacrifice où la victime est tout entière brûlée. Mais le mot grec traduit mal le terme hébreu ; en hébreu le sacrifice se dit «‘olah» mot dont la racine signifie «monter». Donc, si la victime est tout entière brûlée, «ce n’est pas pour être détruite, c’est pour être transformée, spiritualisée en quelque sorte, afin de pouvoir monter vers Dieu dans la fumée du sacrifice» (p. 74). Et le père Béguerie continue en montrant que la victime est un don fait à Dieu et pour qu’il puisse aller jusqu’à Dieu, on la fait monter sous forme de fumée. «La fumée est comme le lien qui unit l’homme aux cieux». Elle est comme le symbole de la prière du croyant. Nous savons que monter vers le ciel a été de tous temps le symbole de notre désir de nous rapprocher de Dieu  ; c’est d’ailleurs le sens des clochers de nos villages. Philippe Béguerie conclut : «L’idée fondamentale affirmée par l’holocauste n’est donc pas la destruction de la victime ou même la privation que l’on s’impose; elle est une action de grâce, lien d’intimité entre l’homme et Dieu».

 

    Venons-en au sacrifice de communion. Le nom hébreu est «shelâmîn» qui est de même racine que «shalom», la paix. On parle donc aussi de «sacrifice de paix» ou, la paix étant la vie en plénitude, de «sacrifice de plénitude». Ayant choisis un animal en parfaite santé, le nomade «montait» devant Dieu au sanctuaire le plus proche, généralement situé sur une colline. Là on offrait l’animal à Dieu puis on le mangeait au cours d’un repas joyeux avec sa famille, ses amis sans oublier d’inviter le pauvre. «On faisait le banquet à la face de Dieu, en présence du Seigneur». Nous en avons un exemple dans le livre de Néhémie ;  nous sommes après le retour de l’exil à Babylone, c’est le prêtre Esdras qui organise ce retour. Avec Néhémie, Esdras fera lire la loi de Moïse et invite le peuple à offrir un sacrifice à Dieu : « Allez, mangez des viandes savoureuses, buvez des boissons aromatisées, et envoyez une part à celui qui n’a rien de prêt. Car ce jour est consacré à notre Dieu ! Ne vous affligez pas : la joie du Seigneur est votre rempart !» Ne 8, 10. «La joie est la dominante de ce sacrifice». Ce sacrifice où on mange  «devant la face de Dieu» est le signe d’une véritable communion, d’une véritable communauté de vie des hommes entre eux et avec Dieu. Toutefois, on ne mangeait ni le sang qui est la vie, ni la graisse qui était considérée également comme un principe vital. Le sang était répandu sur la foule en signe de communion de vie entre l’homme et Dieu tandis que la graisse était brûlée comme signe de la prière d’action de grâce qui montait vers Dieu.

 

    On voit donc que le mot «sacrifice» , «sacrum facere» ne consiste pas à mettre du sacré là où il n’est pas, mais à montrer que notre vie est sacrée parce que Dieu est au coeur de l’existence de chacun de nous. On est loin de la notion de pénitence, de mort qui a été attaché au mot «sacrifice» comme dans notre jeunesse.

 

    Enfin disons un mot du rituel juif du «Yom Kippour», le «jour du pardon». Nous le trouvons au chapitre 16 du Lévitique. J’emprunte à Philippe Béguerie le sens de cette fête : «Le rituel de ce jour se trouve au livre du Lévitique, chapitre 16. On amène au grand prêtre deux boucs. On tire les sorts. Sur l'un des boucs tombe le sort << Dieu ››, sur l'autre le sort « Azazel ›› (le démon). Le bouc sur lequel est tombé le sort << Dieu ›› est tué mais pour signifier une alliance ; on recueillera le sang pour le répandre et purifier par contact avec cet élément vital. Le sang de cet animal représente la vie de Dieu qui, seule, peut redomer la vie à ce que le péché a tué. C'est la reprise du rite de l'Alliance.

 

    Le bouc qui a reçu le sort « Azazel ›› représente le mal. Le grand prêtre impose les mains sur lui pour le charger des péchés du peuple. Il sera envoyé au désert, habitat naturel du démon. On l'appelle le « bouc émissaire ››. Il n'est pas mis à mort, comme s'il subissait la peine à la place du pécheur : car le péché rend impur et ce bouc ne peut donc servir à un sacrifice. Après avoir été purifié par la vie que Dieu donne, on peut rendre au démon ce qui lui appartient, les péchés devenus étrangers.

 

    Jésus n'est pas le bouc émissaire, il ne porte pas le péché du monde, il l'enlève. Il ne meurt pas à la place du pécheur, il donne sa vie pour que l'homme ait la vie.

 

    En conclusion de notre rencontre de ce matin, disons que nous avons un devoir impératif, celui de rechercher le sens des mots que nous utilisons dans notre Église et qui sont souvent incompréhensibles ou même interprétés dans un sens contraire à la pensée de l’Évangile.

 

Publié dans Conférences

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